Cygne

Brève introduction à la Physique Quantique

4e partie: Confrontation avec la Relativité

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A côté de la découverte quantique, la physique a connu un autre bouleversement, presque simultanément: la Théorie de la Relativité, qui modifie radicalement les lois physiques dans le domaine des très grandes vitesses.
On présente ci-dessous cette théorie dans les grandes lignes, puis sa confrontation avec la Mécanique Quantique. Les tentatives d'introduire dans cette dernière des éléments de relativité sont présentées, avec leurs résultats et leurs limites.
Enfin les fondements de l'Electrodynamique Quantique, la théorie qui prétend unifier les idées quantiques et relativistes, sont exposés, théorie dont les succès spectaculaires cachent d'importantes zones d'ombre.

Le Principe de Relativité

Rappelons la constatation de Galilée, alors à Venise, observant un bateau remontant un canal à vitesse régulière. Dans la cabine du capitaine, des papillons voltigeaient librement, sans remarquer le mouvement du bâtiment. Ils s'élançaient à tire d'ailes dans une pièce qu'ils croyaient immobile.

Cette constatation, que la vitesse est relative au référentiel qu'on croit au repos, et qu'elle n'a donc pas de définition absolue, est appelé par Einstein le Principe de Relativité. Remarquons que, contrairement à ce que les dénominations des théories laissent croire, la Physique Classique issue de Galilée et de Newton satisfait parfaitement à ce principe.

Les lois de la physique ont beau être les mêmes dans les deux référentiels, les mouvements réels sont perçus différemment. La pipe du capitaine, en chutant verticalement dans la cabine du bateau, décrit un arc de parabole pour un observateur immobile sur la rive. Pour passer d'un référentiel à l'autre, on a donc besoin de règles de passage. Galilée propose alors ce qui semble le plus naturel: la loi d'addition des vitesses. C'est-à-dire qu'un mouvement dans la cabine aura, vu de la rive, sa vitesse plus celle du bateau (addition vectorielle).

Cette loi est si simple et si évidente qu'elle n'était même pas discutée. Ce fût une grande surprise lorsqu'elle a été mise en défaut, tout à fait indirectement. Au milieu du XIXe siècle James Maxwell proposa une théorie générale de l'électricité et du magnétisme. Cette théorie, appelée l'Electromagnétisme, est si performante qu'elle est encore incontestée aujourd'hui. Or il s'avère qu'elle est incompatible avec la loi d'addition des vitesses de Galilée!

La Relativité Restreinte

Au tout début du XXe siècle le physicien Hendrik Lorentz et le mathématicien Henri Poincaré ont découvert la règle des changements de référentiels compatible avec les lois de Maxwell. Ce sont les transformations de Lorentz. Elles ont pour particularité que la vitesse de la lumière est la même dans tous les référentiels, en contradiction avec la loi d'addition des vitesses.

En 1905 le jeune Albert Einstein, alors inconnu, publie, outre l'article sur l'effet photo-électrique déjà mentionné (voir Physique des Quanta) deux articles sur la relativité, si élaborés et si complets qu'ils court-circuitent les travaux de Lorentz et Poincaré. Il ne s'agit plus seulement d'électromagnétisme, la physique dans son ensemble est touchée. Cette nouvelle théorie porte le nom de Relativité Restreinte, pour une raison donnée plus loin.

Voici 3 caractéristiques fondamentales de cette théorie.

1) Lorsque les vitesses concernées sont très petites devant celle de la lumière, (ce qui est toujours le cas dans la vie courante) ses résultats sont indistinguables de ceux de la théorie de Galilée, qui reste donc parfaitement valable.

2) En s'approchant de la vitesse de la lumière, le temps se dilate et l'espace dans la direction du mouvement se contracte, ce qui empêche d'atteindre cette vitesse. Ces curiosités sont vérifiées expérimentalement tous les jours dans les grands accélérateurs du CERN.

3) La notion d'énergie est aussi bouleversée. En physique classique l'énergie est définie à une constante près (car seules les différences d'énergie interviennent dans les calculs). En Relativité Restreinte l'énergie est définie de façon absolue. Elle possède donc une valeur minimale. Prenons par exemple une particule. La valeur minimale de son énergie est obtenue lorsqu'elle est au repos (autrement dit: si on la considère dans son propre référentiel). Elle vaut alors E=mc2, où E est l'énergie au repos, m la masse de la particule et c la vitesse de la lumière. Si la particule prend de la vitesse, son énergie augmente, et peut tendre vers l'infini si sa vitesse s'approche de celle de la lumière (c'est encore une raison qui empêche d'atteindre cette vitesse).

Petits voiliers

La Relativité Restreinte ne décrit que des systèmes de particules sans interaction, ni réciproque ni extérieure (d'où sa qualification de "restreinte"). Ses applications sont donc limitées. On l'utilise pour comparer des états de particules indépendantes avant et après des chocs lors desquels la masse totale est changée (par exemple: émissions radioactives, réactions nucléaires comme la fission de l'uranium ou la fusion de l'hydrogène, collisions de particules élémentaires obtenues dans les grands accélérateurs du CERN). La théorie permet de comparer la situation "avant" la réaction à celle "après", mais ne donne pas d'explication du "pendant". Notons cependant le plus grand succès théorique de la Relativité Restreinte: elle permet de résoudre le mystère de la source d'énergie du soleil. Celle-ci provient de la fusion de l'hydrogène en hélium, réaction qui perd un peu de masse, perte qui se transforme en une énergie gigantesque.

En Chimie le Principe de Lavoisier "rien ne se perd, rien ne se crée" stipule que la masse totale avant et après la réaction est la même. Cela est vrai pour les réactions chimiques, mais pas pour les réactions nucléaires, dans lesquelles on observe une diminution ou une augmentation de masse, conduisant à une libération ou absorption considérable d'énergie. Le Principe de Lavoisier garde toute sa pertinence si on remplace la notion de masse par celle d'énergie, calculée selon les formules de la Relativité Restreinte.

La Relativité Générale

En Relativité Restreinte on ignore les interactions: pas de forces ni de potentiels. Pourtant tout était parti de l'électromagnétisme! Une version partielle, une théorie relativiste de l'électromagnétisme, a pu être établie, qui permet de calculer très précisément le mouvement des particules chargées dans les grands accélérateurs, comme au CERN; mais il ne s'agit pas d'une théorie complète, car on y fait des approximations.

Afin d'introduire une interaction totalement cohérente, Einstein propose de modifier l'espace-temps, de le tordre. En bref, le mouvement le plus simple entre deux points ne s'obtient plus d'une ligne droite, mais d'une courbe. L'interaction qu'on peut ainsi introduire est d'un genre particulier, qu'on désigne du qualificatif de "géométrique", dont l'exemple type est la gravitation.

Rappelons une autre observation de Galilée. Devant une foule il lâcha du haut d'une tour à Pise deux boules de plomb, de tailles très différentes. A la stupéfaction générale, les chutes furent exactement les mêmes. Ce paradoxe (la gravitation, pourtant causée par la notion de masse, donne le même mouvement à toutes les masses) définit ce qu'on entend par la nature "géométrique" de la gravitation: puisque le mouvement ne dépend pas des objets, elle peut être vue comme une propriété de l'espace-temps.

La théorie de la gravitation ainsi obtenue est appelée la Relativité Générale. Elle diffère complètement de celle de Newton: il n'y a plus de force à distance, mais le mouvement des corps modifie l'espace-temps de proche en proche. Pourtant elle donne pratiquement les mêmes résultats, ce qui est dû au fait que les vitesses qui interviennent sont très faibles par rapport à celle de la lumière. Notons un fait extraordinaire: lorsqu'elle a été proposée, en 1917, la théorie de la gravitation de Newton était sans reproche. Ses prédictions ne s'écartaient pas des observations. La nouvelle théorie n'avait donc pas d'autres raisons d'être que la cohérence théorique! Depuis, les mesures astronomiques ont été améliorées. Elles s'écartent des prévisions de Newton et confirment la Relativité Générale.

De 1917 jusqu'à sa mort, en 1955, Einstein a tenté d'introduire d'autres interactions que la gravitation dans la relativité. Mais il n'y est pas parvenu. Un obstacle infranchissable semble se dresser. On sait qu'Einstein était opposé à la Mécanique Quantique, dans laquelle on introduit facilement toutes sortes d'interactions. Il n'a donc pas cherché dans cette direction. Cela pourrait-il lever l'obstacle?

Mécanique Quantique et Relativité: l'intuition d'Einstein

La Mécanique Quantique, tout comme la Physique Classique, respecte le Principe de Relativité et est compatible avec la loi d'addition des vitesses, la règle du changement de référentiels de Galilée. On pourrait penser que, comme la Physique Classique, c'est une théorie transitoire, attendant la découverte de la Relativité pour être corrigée. Ce n'était pas l'avis d'Einstein, qui pensait que le conflit était plus profond.

Dès que la Mécanique Quantique a pris la forme d'une théorie, Einstein l'a combattue, alors même qu'il en avait été l'un des créateurs. Il ne pensait pas qu'elle est fausse, mais qu'elle est incomplète. Il fallait encore travailler pour trouver un nouveau principe qui lèverait l'ambiguïté due au recours systématique à la statistique. Il cherchait des arguments pour montrer que cette ambiguïté était incompatible avec la Relativité. Ce travail abouti à un article célèbre, présentant le fameux paradoxe EPR, du nom de ses auteurs Einstein, Podolsky, Rosen, et paru en 1935.

On a omis de mentionner que, si la Mécanique Quantique ne donne que des résultats statistiques, elle n'en respecte pas moins les grands Principes de Conservation de la physique générale.

Rappel de physique générale: les Principes de Conservation: dans un système isolé, l'énergie totale, l'impulsion totale et le moment cinétique total sont des grandeurs fixes au cours du temps.

Considérons un système isolé qui se sépare en deux sous-systèmes, qui évoluent chacun de leur côté. De telles situations sont courantes en radioactivité ou dans les réactions nucléaires.

Prenons une grandeur conservée, par exemple l'énergie, et supposons que chaque sous-système puisse exister dans différents états, d'énergies différentes. Le Principe de Conservation impose que seules certaines combinaisons d'états pourront se produire.

Or le formalisme de la Mécanique Quantique stipule que chaque système est décrit par une onde, et que celle-ci ne permet de donner que la probabilité d'observer chacun de ses états. Il n'y a pas, dans ce formalisme, de possibilité de connaître à l'avance le résultat d'une mesure.

Imaginons alors qu'on laisse les deux sous-systèmes s'éloigner l'un de l'autre jusqu'à ce qu'ils soient indépendants, puis qu'on effectue une mesure sur chacun d'eux en même temps. Pour que la conservation de l'énergie ait lieu, les résultats doivent correspondre. Les deux systèmes doivent donc communiquer! Il y a alors deux explications possibles:

1) ou bien une information a été échangée instantanément entre les deux systèmes, en flagrante opposition avec la relativité,
2) ou bien les résultats existaient avant les mesures, et donc l'onde ne donne pas toutes les informations possibles. C'était l'opinion d'Einstein.

Le paradoxe EPR touche un point sensible, crucial de la Mécanique Quantique. Ou bien elle contredit la relativité, ou bien elle est une théorie incomplète. Mais comment résoudre un dilemme si théorique, si abstrait?

En 1964 un chercheur du CERN, John Bell, découvrit un critère logique distinguant d'une part un système composé de deux parties et d'autre part deux systèmes totalement indépendants. Une porte s'ouvrait à l'expérimentation.

Les expériences décisives ont été menées par Alain Aspect, à l'Institut d'optique d'Orsay, entre 1980 et 1982. Le résultat est sans appel. Les deux systèmes ne sont pas indépendants. La Mécanique Quantique est sauvée. On ne peut l'accuser ni de communication instantanée, ni d'entente secrète entre les parties, puisqu'il n'y a pas eut vraiment séparation et qu'il s'agit toujours d'un seul système. On admet aujourd'hui que l'objection d'Einstein a permis de trouver une nouvelle propriété étrange de cette théorie, insoupçonnée à l'époque, qu'on appelle l'Intrication: deux systèmes ayant interagit par le passé, en garde une trace éternellement.

Recherche d'une version relativiste de l'équation de Schrödinger

Comment modifier la Mécanique Quantique pour qu'elle satisfasse à la Relativité? La première idée fut de chercher un substitut à l'équation de Schrödinger qui soit compatible avec les transformations de Lorentz, sans changer le formalisme.

Or Schrödinger avait d'abord trouvé une équation relativiste, mais elle ne donnait pas les bons résultats pour l'atome d'hydrogène. Cette équation a été reprise depuis et porte le nom d'équation de Klein-Gordon (on ne pouvait décemment pas l'appeler "Schrödinger-bis" ou "Schrödinger-2"!), du nom des physiciens Oskar Klein et Walter Gordon, respectivement suédois et allemand, qui l'ont popularisée.

Elle donne de mauvais résultats pour l'atome d'hydrogène, mais si on remplace dans l'atome l'électron par une autre particule, qui diffère quant à une propriété étrange appelée spin, que Schrödinger ne pouvait pas connaître car découverte plus tard, alors ses résultats s'accordent avec les valeurs mesurées. Pour une description du spin, voir Promenades dans le Monde Quantique, chapitre Le spin, dont on donne un extrait. Cependant, changer d'équation sans changer le contexte menait à de graves inconséquences. D'abord la densité de présence contenait des valeurs négatives, ce qui est absurde. De plus cette équation admettait des solutions d'énergie arbitrairement négative, conduisant à décrire un univers dangereusement instable.

Le physicien anglais Paul Adrien Maurice Dirac a tenté d'améliorer la situation. Il proposa en 1927 une autre équation, plus complexe, appelée l'équation de Dirac, qui réunissait les avantages suivants:
1) elle est compatible avec les transformations de Lorentz,
2) elle donne pour l'atome d'hydrogène des résultats plus précis que l'équation de Schrödinger,
3) elle admet une densité de présence cohérente,
4) elle prédit le comportement correct d'un électron dans un champ magnétique.

Que de succès stupéfiants! Les points 2) et 4) en particulier montraient une superbe maîtrise de la problématique du spin! L'équation de Dirac fut accueillie avec enthousiasme, et on crut un temps qu'elle allait résoudre la relation difficile entre la Mécanique Quantique et la Relativité. Cependant, il fallut se rendre à l'évidence. Comme l'équation de Klein-Gordon, elle admettait des solutions d'énergie arbitrairement négative. De plus, elle se généralisait difficilement aux atomes à plusieurs électrons. Enfin, le coup de grâce est venu de l'amélioration des mesures sur le spectre de l'atome d'hydrogène, qui s'écartent définitivement de ses résultats.

Nous verrons plus loin que les équations de Klein-Gordon et de Dirac trouveront une autre justification, non pas comme substitut à l'équation de Schrödinger, mais comme complément aux équations de Maxwell.

L'Electrodynamique Quantique: 1. La théorie libre.

Eloigenement

Prenons un peu d'éloignement. Essayons d'abord de réfléchir à ce qu'on voudrait trouver. Il s'agit d'établir une théorie qui intègre les concepts suivants:
1) une physique des particules (photons, électrons, protons, etc...), dont les états sont représentés par des fonctions (selon les prescriptions de la Mécanique Quantique),
2) l'énergie de ces états est donnée par la formule de la Relativité Restreinte (avec l'énergie de repos, donc toujours positive),
3) l'évolution temporelle des états est générée par l'énergie,
4) tous les objets qui dépendent de l'espace et du temps se transforment, lors d'un changement de référentiel, selon les règles de Lorentz et non celles de Galilée,
5) les processus décrits par cette théorie admettent des réactions au cours desquelles le nombre de particules change et la masse totale n'est pas conservée.

Par 1) on reprend le cadre de la Mécanique Quantique, en particulier pour la description des particules (des ondes) et le statut des grandeurs physiques (valeurs statistiques). Mais cette fois les ondes sont des fonctions de l'espace-temps. Le point 3) indique que l'évolution temporelle s'obtient comme en Mécanique Quantique, mais avec une autre formule pour l'énergie, spécifiée en 2). Le point 4) est une exigence évidente. Quant à 5) il est nécessaire pour admettre les phénomènes de la radioactivité et des réactions nucléaires.

Cependant, 5) pose des exigences particulières. On ne peut plus se contenter d'une théorie décrivant un certain nombre de particules. On doit considérer tous les nombres de particules possibles à la fois, c'est-à-dire rassembler toutes les théories décrivant des nombres différents de particules, et introduire des processus transverses qui passent des unes aux autres.

Ces processus transverses sont introduits via des opérations mathématiques qui connectent des états ayant un nombre différent de particules. On définit la création d'une particule comme l'opération mathématique qui ajoute une particule à un état. L'objet qui effectue cette opération est appelé un créateur. Autrement dit, un créateur agit sur un état en lui ajoutant une particule (il faut bien sûr spécifier son onde). De façon analogue on appelle annihilateur l'objet inverse, qui enlève une particule à un état (qui en contient au moins une). Là aussi il faut spécifier l'onde à enlever. L'absence de particule correspond à un état unique, d'énergie nulle, qu'on appelle le vide.

Dans une telle théorie on introduit encore un objet mathématique particulier, qui jouera un rôle magique: le champ. Il est défini comme l'addition d'un créateur et d'un annihilateur, liés tous deux à la même onde. Notons que l'addition ici n'est autre que celle des ondes (puisque toute action sur un état finit par donner une onde, et que les ondes peuvent s'additionner). Naturellement il y a un champ par type de particule (le champ des photons, le champ des électrons, etc...).

Franchement, il est difficile d'avoir une intuition de ce que signifie le champ. Il ajoute et enlève simultanément. On peut penser à la cosmogonie d'Empedocle, dans laquelle l'union et la destruction opèrent ensemble partout en tout temps. Ce rappel de l'antique sagesse peut rassurer à défaut de donner un sens intuitif à cet objet essentiel... Enonçons pourquoi on le trouve si important.

D'abord il définit toute la théorie. C'est-à-dire que tous les états peuvent être obtenus par l'action du champ sur le vide suffisamment de fois, en variant les ondes. Donc la notion de particules peut être complètement oubliée au profit de celle du champ.

Puisque le champ définit toute la théorie, il est possible de déterminer son énergie, son impulsion, etc... c'est-à-dire toutes les grandeurs physiques. Le calcul, assez délicat, donne un résultat stupéfiant. On retrouve des formules bien connues de la physique! Pour l'énergie du champ des photons, on obtient... la formule de l'énergie du champ électromagnétique, celui-là même qui satisfait aux lois de Maxwell!

Ainsi le champ mystérieux définit ci-dessus n'est autre que le champ électromagnétique, vu dans un autre contexte (c'est pour cela qu'on l'a appelé "le champ"). Le paradoxe introduit par Planck, que lui-même ne parvenait pas à expliquer (la lumière, est-ce un champ électromagnétique ou une assemblée de photons?) trouve alors une résolution évidente.

Si on considère maintenant le champ des électrons, on obtient pour son évolution une équation de la nature de celle de Dirac. Cette équation acquiert ainsi un autre statut: ce n'est plus une modification de l'équation de Schrödinger, mais plutôt une équation complétant celles de Maxwell. De plus, le problème des énergies négatives n'apparaît pas. En effet, le champ décrit à la fois deux types de particules, de même nature sauf en ce qui concerne la charge électrique: les électrons, de charge négative, et les anti-électrons, ou positrons, de charge positive. Ce qui semblait des états d'énergie négative sont en fait des états de positrons, et toutes les énergies sont positives.

Notons que les positrons ont été observés en radioactivité (désintégration β+).

En prenant des particules de spin différent, on peut obtenir un champ qui satisfait à l'équation de Klein-Gordon. Là aussi, des particules de charges opposées apparaissent automatiquement, ce qui résout le problème des énergies négatives.

En résumé, l'Electrodynamique Quantique libre constitue un exemple simple et efficace de théorie quantique et relativiste. De plus elle règle le problème de la nature de la lumière: sa représentation comme champ électromagnétique est équivalente à celle d'une assemblée de photons. Enfin elle intègre automatiquement la notion d'antimatière, qui veut que chaque type de particules chargées dans la nature existe sous deux formes de charges opposées. Avec une telle théorie, on est donc bien sur le bon chemin!

L'Electrodynamique Quantique: 2. La théorie avec interaction.

L'orage s'annonce

Nous n'avons parlé jusqu'ici que de théorie libre. En effet, nous avons pris pour l'énergie les formules de la Relativité Restreinte, qui ne contient pas d'interaction. Or l'univers que nous connaissons est le produit des forces gravifique, électromagnétique et des deux forces nucléaires. Les ignorer revient à se tromper d'univers!

Or nous avons vu combien il est difficile d'introduire une interaction en Relativité Restreinte. La raison de cette difficulté tient au fait que le temps y joue deux rôles à la fois, l'un actif, l'autre passif. D'une part, comme dans toute la physique, il est le paramètre qui ordonne l'évolution des états. D'autre part l'invariance sous les transformations de Lorentz le relie à l'espace, ou plutôt n'en fait qu'une simple variable de l'espace-temps. Il faut alors un concours de circonstance particulier pour concilier les deux rôles. Le cadre quantique y arrivera-t-il?

L'Electrodynamique Quantique avec interaction est un défi gigantesque. Malgré ses résultats incontestables on hésite même à affirmer qu'elle existe, au sens des mathématiques du moins! Pourtant au début, tout semble bien se passer. Mais l'orage couve sous cette illusion!

Pour introduire l'interaction, le premier pas est de modifier la formule de l'énergie, pour ajouter un terme de "potentiel" qui couple le champ électromagnétique au champ de Dirac des électrons (ou toutes autres particules chargées). Cette première opération n'est pas difficile, car le cadre général de l'électromagnétisme ne permet qu'une possibilité. Cette modification de l'énergie reveint à ajouter aux équations de Maxwell des termes utilisant le champ de Dirac électronique.

Interaction de base entre un électron et un photon

Cette interaction peut se représenter sous forme d'un processus élémentaire, dans lequel un électron (ou positron) émet ou absorbe un photon. En fait c'est le mécanisme fondamental de l'interaction entre la lumière et la matière qu'Einstein avait imaginé pour expliquer l'effet photoélectrique! Ce mécanisme accède maintenant au rang de processus élémentaire de tous les évènements électromagnétiques.

Ainsi l'attraction entre l'électron et le proton dans l'atome d'hydrogène est dû à l'échange de photons, ce qu'on représente par les images suivantes.

Echange d'un photon entre un électron et un proton

Cela peut surprendre que l'échange de photons provoque une attraction. Si on échange un objet en le lançant d'une barque à une autre, cela les éloignent! Mais dans ce cas l'objet est bien réel, tandis que dans l'image de l'atome ci-dessus, les photons échangés ne sont pas observables. On dit qu'ils sont virtuels. De plus on n'indique pas quand et combien de fois cet échange a lieu. En fait il faut voir ces images comme des schéma permettant de développer des intuitions.

Passons à l'étape des calculs. C'est là que les difficultés commencent. On a d'abord à résoudre deux graves problèmes: 1) que calculer? et si on on y a répondu, 2) comment le calculer?

Cela peut sembler stupide, mais on ne sais pas quoi calculer... Voici ce qui nous bloque. Lorsqu'on se donne un état (une fonction), on ne peut pas savoir quelles particules il décrit. Voulons-nous traiter l'atome d'hydrogène, formé d'un proton et d'un électron? Ce système peut émettre des photons! Pire encore, à plus haute énergie, il peut se transformer en un ensemble de 4 particules (1 proton, 2 électrons, un positron) selon le schéma ci-dessous. Ces systèmes sont donc indistinguables. Et ainsi de suite. On peut s'amuser à imaginer toute sorte de processus de ce type et de les combiner. En fait, c'est la notion même de particules qui nous échappe.

Atome émettant un photon ou un électron et un proton

Cela ne se produit pas dans la théorie libre, vu l'absence de mécanisme d'interaction. Dans cette théorie les états décrivant des particules ne changent pas de composition. Aussi on utilise un stratagème. Revenons à la théorie avec interaction. Si les particules sont très éloignées les unes des autres, alors elles n'ont plus d'influence réciproque, et elles définissent donc de fait un état libre!

Aussi nous allons considérer un état de particules infiniment éloignées, donc libres, qui se rapprochent et finissent par se rencontrer. Le résultat après le choc est un autre état, constitué en général d'autres particules, qui se séparent. En s'éloignant, elles forment de nouveau un état libre.

Nous avons donc affaire à deux états libres, constitués d'autres particules en général, celui d'avant, et celui d'après. L'ensemble de ces phénomènes physiques est appelé la diffusion. Ce qu'on va pouvoir calculer, c'est la probabilité que l'état d'avant (donné en général) puisse devenir un certain état d'après, ce qu'on nomme une probabilité de diffusion.

Si les probabilités de diffusion sont intéressantes, ce n'est pas seulement parce que la notion de particule y est définie. C'est aussi parce qu'on dispose d'énormément de données expérimentales. En effet, l'étude des particules élémentaires et de leurs réactions ne peut se faire qu'à haute énergie, et se concentre donc naturellement sur les processus de diffusion. Des particules sont accélérées dans des tubes gigantesques, jusqu'à ce qu'elles obtiennent presque la vitesse de la lumière. Puis elles sont jetées sur une cible immobile. Le résultat donne des particules très énergétiques, parfois inconnues, qui sont décelées dans de grands détecteurs, situés loin de la cible. Cela permet de déterminer expérimentalement des probabilités de diffusion, qu'on peut ensuite comparer aux valeurs calculées par la théorie. C'est ce travail qui se fait quotidiennement au CERN.

Ce n'est pas tout de savoir "quoi" calculer, encore faut-il savoir "comment" le calculer. En physique classique comme en Mécanique Quantique, il suffit de modifier la formule de l'énergie pour introduire l'interaction. On a vu qu'en Relativité Restreinte il n'en va pas ainsi. De même en Electrodynamique Quantique, la situation est complexe. Car les états sont des fonctions dépendant de l'espace-temps, la dépendance par rapport au temps est générée par l'énergie (avec interaction) et les objets qu'on calcule avec tout ça, comme les probabilités de diffusion, doivent se transformer avec la règle de Lorentz. Tout se tient, de tous côtés. La théorie qu'on croit tenir est si subtile qu'on ne sait pas comment l'aborder.

On se débrouille en faisant des approximations, comme souvent en physique. On a mis au point un développement en une suite de termes toujours plus complexes, qui à la limite devrait donner le bon résultat. De plus ce développement a un aspect intuitif: chaque terme est représenté par une image, comme celles ci-dessus, qu'on nomme graphes de Feynmann. On commence alors par tracer tous les dessins possibles. Pour chacun d'eux on détermine son ordre dans le développement, qui est donné par le nombre d'interactions élémentaires qu'il contient. Ainsi, par exemple, les dessins ci-dessus pour l'atome d'hydrogène sont respectivement du 2e ordre (échange d'un photon), du 4e ordre (échange de 2 photons), du 3e ordre (échange d'un photon et émission d'un photon), du 4e ordre (échange de 2 photons et création d'une paire électron-positron). Par bonheur en montant dans les ordres on obtient des contributions toujours plus petites, on n'a donc pas à pousser les calculs très loin.

Donc tout est en place pour le calcul des probabilités de diffusion. Au travail! C'est alors que deux gros obstacles se présentent...

Les deux obstacles de l'Electrodynamique Quantique

Deux obstacles de taille viennent entacher le calcul des séries d'approximation des probabilités de diffusion. Si les physiciens ont trouvé la parade, qui en général leur suffit, ce n'est pas le cas des mathématiciens, qui restent sur leur faim.

Premier obstacle: dès l'ordre 2, on trouve des termes qui ne peuvent pas être caculés (plus précisément: leur résultat est infini!). De plus, il s'agit d'une vraie infection: on en trouve à tous les ordres suivants, en nombre croissant. Conséquence immédiate: le calcul des séries d'approximation des probabilités de diffusion n'a aucun sens.

Ce verdict oublie la faculté de fantaisie, elle aussi infinie, des meilleurs physiciens! Voici leur raisonnement. Attention, c'est subtil. Si nous n'avions pas cette difficulté, ont-ils songé, nous pourrions obtenir des résultats fantastiques: en effet, la masse d'une particule est changée lorsqu'on introduit l'interaction (ce n'est pas surprenant dans une théorie relativiste). Or l'électron est la particule de plus petite masse dans l'univers (à par le photon). Ainsi, si nous partons de la théorie libre avec une masse de l'électron nulle, alors en introduisant l'interaction, on pourrait obtenir une formule, sous forme d'un développement en approximations successives, pour la masse de l'électron! N'est-ce pas fantastique, d'obtenir par un calcul théorique, les masses des constituants fondamentaux de l'univers?

Hélas ce programme échoue, à cause des termes infinis. La masse obtenue ainsi est elle-même infinie. Voici donc le programme imaginé par nos prix Nobel: abandonnons l'ambition démesurée de calculer la masse de l'électron par l'Electrodynamique Quantique. Récoltons soigneusement la suite de termes (infinis!) obtenue pour cette masse et remplaçons-la formellement par la masse mesurée expérimentalement! Cette astuce, d'une habileté inouïe, permet d'enlever la moitié des termes infinis de tous les calculs de probabilités de diffusion!

De même la charge électrique de l'électron est changée par l'introduction de l'interaction. Il eut été tentant de pouvoir calculer la charge élémentaire de la nature, en partant d'une charge nulle dans la théorie libre! Hélas le calcul échoue ici aussi: la charge calculée est infinie. En reproduisant l'astuce ci-dessus, soit en substituant la série des méchants termes par la charge de l'électron mesurée, on peut éliminer tous les termes infinis restant dans tous les calculs d'Electrodynamique Quantique.

Cette procédure pour éliminer les termes infinis porte le nom de Renormalisation. C'est une entorse aux mathématiques, ou plutôt, c'est un défi pour les mathématiciens du futur!

Grâce à la Renormalisation, on peut enfin se lancer dans les calculs. Pourtant, un deuxième obstacle, plus sournois, nous attend. La suite d'approximations successives est mal conditionnée. Les premiers termes semblent conduire à un résultat bien défini, car chaque terme est une petite correction au terme précédent. Mais si on continuait le développement, à partir d'un certain ordre la situation s'inverserait, les termes devenant toujours plus gros et le résultat toujours plus incontrôlable.

Mathématiquement un tel développement n'a aucun sens. Le problème est grave parce que nous n'avons pas d'autre moyen de calcul! Cette théorie n'a donc pas de définition mathématique. Est-ce parce que nous faisons fausse route, qu'il faut chercher autre chose, ou est-ce parce que nous manquons de techniques mathématiques? A l'heure actuelle nous n'avons pas de réponse à cette question.

Notons que ce grave inconvénient ne gène guère les physiciens, et cela pour une raison toute simple: les calculs deviennent si lourds qu'on ne peut pas aller bien loin et qu'on reste toujours dans les ordres où la convergence semble manifeste!

Pour donner une idée de la difficulté des calculs, on estime qu'un physicien chevronné met un quart d'heure pour obtenir le résultat du premier ordre, une semaine pour le deuxième ordre, deux ans pour le troisième. Pour le quatrième il faut plusieurs années à des équipes universitaires aidées des meilleurs ordinateurs.

Les résultats spectaculaires de l'Electrodynamique Quantique

On pourrait penser que les résultats de l'Electrodynamique Quantique, obtenus de façon si saugrenue, n'auraient qu'un intérêt limité. Ce n'est pas le cas puisque ces résultats sont en accord excellent, pour certains spectaculaire, avec les mesures expérimentales.

On ne peut s'empêcher de donner le plus fameux d'entre eux, même s'il concerne une grandeur physique peu accessible. Il s'agit du moment magnétique de l'électron, un nombre sans dimension qui détermine le comportement d'un électron dans un champ magnétique. L'équation de Dirac lui prédisait la valeur 2. L'Electrodynamique Quantique fourni le résultat suivant, suite à un calcul astronomique:
10002,00231930436(56) 1000 tandis que l'expérience donne la valeur:
10002,0023193043617(15) 10 (on a mis entre parenthèses les chiffres non certains).

C'est l'accord le plus spectaculaire jamais obtenu entre une théorie et l'expérience dans toute la physique! Il est difficile de prétendre alors que l'Electrodynamique Quantique fait fausse route!

Il y a une foule d'autre résultats, tous fantastiques (sans être aussi spectaculaires que le moment magnétique de l'électron), qu'on trouve aisément dans la littérature spécialisée (voir Lectures).

Et l'atome d'hydrogène dans tout ça? Comme il est difficile de déceler l'atome dans les probabilités de diffusion, on utilise (encore!) une approximation. On suppose le proton fixe, émettant seulement un photon. On calcule son effet sur l'électron en utilisant l'Electrodynamique Quantique. Le résultat est en bien meilleur accord avec l'expérience que ce que prédisait l'équation de Dirac.

Souvent dans ces résultats les données des expériences sont plus précises que les valeurs calculées. Cela est dû à la difficulté des calculs en Electrodynamique Quantique, et aussi au fait qu'on s'attend à des différences. En effet, à ces précisions-là, d'autres phénomènes doivent intervenir (interactions nucléaires).

Un peu d'histoire

La naissance de l'Electrodynamique Quantique a commencé en Allemagne dans les années 1930 avec Paul Adrien Maurice Dirac, Pascual Jordan, Werner Heisenberg, Max Born, et en Suisse, avec Wolfgang Pauli et Ernt Carl Gerlach Stückelberg. Il s'agissait surtout de construire la théorie libre. Les tentatives d'introduire de l'interaction étaient bloquées par l'apparition des termes infinis.

Suite à un exode massif de cerveaux les Etats-Unis ont pris la relève et c'est là vers 1950 que tout étaient en place pour annoncer l'existence de la théorie avec interaction. Le mécanisme de la Renormalisation permettait de calculer enfin les probabilités de diffusion. Parmi les nombreux acteurs de ces succès il faut citer le prolifique Julian Schwinger, jamais à court d'idées, et le très populaire Richard Feynman.

Les décennies suivantes furent consacrées à la consolidation. Il fallait raffiner les calculs, et aussi les expériences. Ce n'était pas une mince affaire que d'arriver à ces précisions. La mesure du moment magnétique de l'électron occupa une grande partie du CERN pendant de nombreuses années.

En 1979 le prix Nobel fut attribué aux trois chercheurs Sheldon Lee Glashow, Abdus Salam, Steven Weinberg, qui sont parvenus à élargir l'Electrodynamique Quantique pour lui adjoindre une partie des forces nucléaires, celles qui font intervenir des neutrinos. Depuis lors on a encore ajouté les autres forces nucléaires, celles responsables des cohésions nucléaires, pour former une vaste théorie appelée le Modèle Standard. Cependant, toute cette construction repose sur l'Electrodynamique Quantique, dont les difficultés (comme sa définition mathématique) ne sont pas résolues, ce qui fait qu'elle repose sur... des conjectures!

Le lecteur curieux est invité à plonger dans la page Lectures ou à surfer sur Internet dans Wikipedia ou sur le site du CERN (en anglais).


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